Le 16 septembre 2019 au Cimetière de Montmartre pour le 20e anniversaire de la disparition d'Endre Rozsda le poète François Lescun accueille le public en lisant son émouvante lettre adressée à l’artiste.
Vingt ans après, nous voici donc rassemblés dans l'amitié autour de cette tombe, - cette tombe aux verdures modestes, rendue désormais encore plus vivante et personnelle par la stèle que nous inaugurons aujourd'hui.
Mais plus qu'autour d'une tombe, c'est autour de ton souvenir que nous nous sommes rassemblés. Le souvenir de ta personne, pour ceux qui ont eu le privilège de te connaître ; certains l'ont eu beaucoup plus que moi et je me fais simplement leur porte-parole.
Le souvenir de ta force physique et morale exceptionnelle, ta carrure magistrale, ta barbe prophétique, la noblesse de ton visage, tes petits yeux si vifs et pétillant de malice. Ta voix aussi, prudente et rocailleuse. Ton rire éclatant. Ton amour inlassable de la vie, de ses plaisirs et de ses joies comme de ses moments tragiques, et tu en as eu plus que ta part, même si ta pudeur te retenait de les évoquer. Ton sens de l'amitié, généreux, jamais pris en défaut. Et peut-être surtout la flamme de l'imagination, la passion créatrice qui ne t'a jamais quitté en dépit de toutes les contraintes et de toutes les contrariétés.
Vingt ans déjà, mais dans le cercle de tes amis, tu es toujours présent, tout à la fois imposant et chaleureux. Et tu as… vingt ans, tu as toujours eu vingt ans. La jeunesse et son inlassable appétit de la découverte a toujours enflammé tes veines et tu n'as jamais cessé d'explorer le monde, celui des autres comme ton monde intérieur. Et cette exploration a nourri une œuvre qui, elle non plus, n'a pas pris une ride.
C'est autour d'elle aussi, et même surtout, que nous voici rassemblés. Nous n'avons pas tous eu la chance de te connaître et de te fréquenter, mais cette œuvre est une vivante présence au milieu de nous et un lien de reconnaissance et d'amitié entre nous. Tu avais, très jeune, choisi cet étrange pseudonyme, ROZSDA, qui en langue magyare signifie rouille. Un trait de ton humour, peut-être, ou une angoisse précoce devant la fuite du temps. Eh bien ton œuvre, élaborée loin de toute école et de toute mode, dans une orgueilleuse solitude et une obstination passionnée, cette œuvre ne porte pas le moindre stigmate de rouille, elle semble hors du temps, elle nous accompagne toujours sans jamais nous lasser.
Comment, d'ailleurs, pourraient-ils se rouiller, ces innombrables dessins, ces instantanés enlevés au fil du crayon ou du pinceau comme on danse sur les pointes ? Leur virtuosité, leur fraîcheur et souvent leur inquiétante étrangeté, pour citer Freud, continuent à nous surprendre et à nous éblouir.
Et comment le temps pourrait-il altérer ou effacer tes tableaux, eux si peu nombreux mais sans cesse repris, mûris, approfondis, parfois pendant des années ? Dans ce filet aux vives couleurs et aux mailles innombrables, tu as su piéger et capturer tous les papillons du temps qui passe, les émotions du moment comme le grouillement confus des souvenirs et des rêves. Ces cathédrales ou ces mosaïques en arc-en-ciel se dressent devant nous comme des forêts envoûtantes où l'on s'enfonce avec une curiosité où se mêlent plaisir et crainte. Et puis le regard fasciné, mais aussi l'oreille, car "l'œil écoute " comme disait Claudel, saisissent mille rumeurs insolites, mille oiseaux rares, mille figures de la mort ou du carnaval.
Nous, tes amis ici rassemblés, non pas l'œil en pleurs - tu ne l'aurais pas aimé - mais " l'œil en fête ", par cette belle journée d'été indien, nous continuerons à entretenir la flamme de ton passage parmi nous, nous continuerons avec ferveur et assiduité à faire mieux connaître et apprécier tous les témoignages de ton génie. Et du fond du cœur, nous te disons merci de nous les avoir légués.
François LESCUN
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