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SÁNDOR HORNYIK : Amour sacré, Amour profane

Endre Rozsda et le surréalisme des années 1940

Amour sacré, Amour profane (1947)

Musée des Beaux-Arts de Dijon 

Le topos de la distinction de l’amour sacré et de l’amour profane, cher à l’humanisme néoplatonicien, remonte à Platon lui-même, qui voyait en Vénus la déesse de l’amour physique et spirituel, mais aussi la divinité de l’admiration envers les choses de l’esprit. Cette Vénus aux deux visages, à la personnalité double de Platon hante encore, dans la culture européenne, l’histoire des idées au travers de la problématique de la dualité du corps et de l’âme, ou, selon une vision plus récente de la question, celle du cerveau et de l’esprit. Il est fort probable qu’il en était de même dans la culture budapestoise des années 1940, et plus particulièrement dans les cercles surréalistes que fréquentait Endre Rozsda.

Le thème de l’amour sacré et de l’amour profane n’exprime pas

uniquement la dualité désespérante, la dichotomie profonde

inhérentes au fonctionnement de notre mode de pensée :

il opère également en tant qu’allégorie de l’histoire de l’esprit et

de l’histoire des idées. Car les Idées de Platon prennent toujours

corps sous une forme terrestre, elles se manifestent toujours dans

quelque support intellectuel, matériel, avant de croître et de se

multiplier. Ce fut également le cas en ce qui concerne le

néoplatonisme et le surréalisme. Si nous nous proposons

d’analyser un objet, qui plus est une œuvre d’art sans programme

iconographique, nous ne pouvons nous abstenir de reconstituer

le contexte spirituel, la culture visuelle qui servirent de cadre à

sa création.

        

Le contexte intellectuel de la peinture de Rozsda dans les années

1940 est particulièrement incertain, car nous ne connaissons ni

le programme des œuvres, ni les opinions ou les idéaux artistiques

du peintre à cette époque. Nous ne disposons d’aucun texte. 

Tout ce que nous pouvons faire, c’est de reconstituer les réseaux

personnels et intellectuels au sein desquels Rozsda travailla sans 

doute à Budapest dans les années 1940, dont les traces se 

perdent bien évidemment de nos jours dans les brumes d’un passé 

légendaire. Nous savons qu’Endre Rozsda se rendit à Paris en 

1938 et qu’il y vécut et travailla jusqu’en 1943, puis que son 

œuvre dénote d’un esprit différent après son retour en Hongrie. 

Nous savons aussi qu’il connaissait André Breton et Raymond

Queneau, ainsi que Marcel Jean, Árpád Mezei et Imre Pán, mais il est difficile de situer dans le temps l’influence que ces intellectuels purent exercer sur le peintre et d’en mesurer l’ampleur. Une chose est sûre, c’est que Breton écrivit en 1957 un texte en l’honneur de l’exposition de Rozsda organisée à la Galerie Furstenberg à Paris.[1] Il y parlait de ses œuvres, nées dans la fascination de l’amour et de la mort, rappellant également le souvenir encore brûlant de la révolution de 1956 : « Ici se mesurent les forces de la mort et de l’amour : la plus irrésistible échappée se cherche de toutes parts sous le magma des feuilles virées au noir et des ailes détruites, afin que la nature et l’esprit se rénovent par le plus luxueux des sacrifices, celui que pour naitre exige le printemps. » Il s’agit d’une perspective typiquement bretonienne unissant l’amour, la mort et la révolution – la question reste cependant de savoir si les œuvres exposées, réalisées selon toute probabilité dans les années 1940, ont bien été conçues dans cet esprit.

Face-à-mains de ma grand-mère (1947)

Cette question, qui demeurera sans réponse, peut être écartée si,

au lieu de nous appesantir sur les intentions supposées de l’auteur,

nous interrogeons les œuvres elles-mêmes en adoptant un point de

vue formaliste et structuraliste, et si, mettant en quelque sorte le

peintre de côté, nous nous penchons sur sa peinture abstraite en

l’examinant sous l’angle de la notion d’inconscient optique.[2]

Ce n’est que de cette façon que nous pourrons tenter de

reconstituer la culture visuelle présente à l’esprit de Rozsda dans

les années 1940, tout en recherchant les images et les

associations d’idées inconscientes qui demeurent cachées derrière

les motifs et la structure formelle délibérément choisis par l’artiste.

Le fait que ce genre de spéculation n’est pas sans lien avec l’esprit

surréaliste fait d’ailleurs tout l’intérêt de cette démarche.

 

L’Amour de Rozsda

 

L’une des toiles les plus complexes et les plus ambitieuses par ses

dimensions que Rozsda peignit dans les années 1940 figurait

sous le titre Amour sacré, Amour profane dans le catalogue de la

rétrospective organisée au Műcsarnok (Palais des Arts) de

Budapest en 1998, véritable exposition de référence que l’artiste

a lui-même visitée et approuvée.[3] Il est cependant possible que

cette même toile ait été présentée sous le simple titre Amour, datée

de 1947, lors de l’exposition de L’École Européenne montrant les

œuvres de Rozsda et Lajos Barta en 1948.[4] Amour sacré, Amour profane de Rozsda ne représente rien si l’on se réfère aux conventions académiques : on l’aurait simplement considérée à l’époque comme une œuvre abstraite ou non-figurative, bien que son titre, qui fait allusion à un topos philosophique ancien, porteur d’un riche héritage culturel, puisse susciter quelques incertitudes à ce sujet. L’une des représentations les plus célèbres de ce thème est le tableau de Titien, qui ne reçut probablement son titre légendaire qu’au début du XVIIIe siècle, soit bien après son exécution en 1514.

La Tour (1947-48)

Du point de vue de l’histoire de l’art et de l’iconologie, le tableau de Rozsda soulève inévitablement la question suivante : s’agit-il d’une paraphrase de l’œuvre de Titien? Nous savons que Rozsda était un peintre cultivé, qu’il avait bénéficié d’une formation artistique poussée et qu’il avait une excellente connaissance de l’histoire de la peinture. Il lui arriva de surcroît de s’essayer au genre de l’hommage: il peignit en effet en 1956 un tableau intitulé Hommage à Rubens, et une interview tardive témoigne de sa prédilection pour la peinture de la Renaissance, et plus particulièrement pour l’art de Titien et Giorgione. Rozsda suivit également les cours de l’École du Louvre entre 1938 et 1941. Bien qu’il ne put y voir l’original, conservé à la Galerie Borghèse de Rome, il eut l’occasion de découvir à Paris nombre d’autres œuvres de l’artiste. Il se souvint plus tard de l’un des chefs-d’œuvre du Louvre en ces termes : « Pour être honnête, quand je regarde L’Homme au gant de Titien, j’ai l’impression encore aujourd’hui que cet homme est vivant. Je le salue. Je n’arrive pas à imaginer qu’il s’agisse d’une peinture. J’ai vu le tableau une centaine de fois. Quand je suis face à lui, j’ai l’impression de rencontrer un ami. »[5]

           

Le fait qu’il s’agisse ou non d’une paraphrase ou d’une sorte de

parodie ne peut cependant être établi de manière convaincante

que si l’on trouve également des motifs communs, des preuves

d’ordre stylistique ou thématique. Bien entendu, il serait difficile

de mettre en avant des ressemblances stylistiques, car Rozsda

ne peignait pas à la manière de Titien, bien que son talent

d’artiste l’en aurait rendu capable. Est-il possible de reconnaître

dans le tableau les éléments principaux de la composition de

Titien, c’est-à-dire le sarcophage, Cupidon et les deux Vénus?

Cette question se borne-t-elle à la question de la paraphrase ou

ouvre-t-elle sur une problématique plus profonde et plus complexe,

qui n’est autre que la question qui demeure à la base de

l’abstraction et de l’art abstrait en général : sur quoi se base ce

processus d’abstraction, pouvons-nous nous libérer totalement du

réel, tel qu’il est perçu par notre rétine et qu’il vient s’imprimer

dans notre esprit? Ce jeu, né de la tension entre figuration et

non-figuration, a toujours été l’un des moteurs du mode de

fonctionnnement de l’art abstrait. Si nous y ajoutons la teneur

spirituelle du surréalisme, nous atteignons directement, par le

biais de la réécriture du réel et de la figuration, le domaine

du rêve, dont les connotations ne sont pas si éloignées du

domaine de l’amour. Le rêve se rattache à l’abstraction non

seulement en tant que notion ou comme métaphore, mais aussi

du point de vue épistémologique et « technique », car, par

définition, l’abstraction garde toujours chez les surréalistes la

trace des sources dont elle est issue, les vestiges, les réminiscences

du réel. La question originelle peut donc être reformulée ainsi :

retrouve-t-on dans Amour sacré, Amour profane de Rozsda les

vestiges de « l’original »?

           

En apparence pas vraiment, mais si nous faisons pivoter la 

toile comme l’a fait Rozsda, selon son propre aveu, au cours

de l’exécution de l’œuvre, si nous la faisons reposer sur son côté gauche, il nous semble pouvoir découvrir les deux Vénus du tableau de Titien, assises sur un canapé moderne, promu ici au rang d’héritier du sarcophage antique. La tête de l’une des figures est en tout cas aisément reconnaissable et, avec un peu d’imagination, nous pouvons reconnaître la flamme que la seconde figure tient à la main. Bien évidemment, les deux femmes apparaissent plutôt comme des silhouettes, comme des fragments de figures naissant d’un amas de touches noires : l’espace dans lequel elles se situent, la matière même dont elles sont faites se composent d’un enchevêtrement de petites touches, typique de Rozsda, dont la structure rappelle les facettes d’un cristal, sur la nature duquel nous reviendrons plus loin. Mais avant cela, nous devons d’abord nous pencher sur le fait que, s’il s’agit bel et bien d’une paraphrase, l’œuvre originale ne s’est pas retrouvée dans la ligne de mire d’un artiste surréaliste uniquement en raison de ses implications thématiques et philosophiques. Le tableau de Titien demeure encore aujourd’hui un mystère insondable et insondé, et reste, par cet aspect, proche du surréalisme : il s’agit d’un rébus, d’une énigme, mais aussi d’une représentation insaisissable de l’un des sentiments humains les plus secrets et les plus surréels.

Voie lactée (1945)

L’œuvre fut commandée à Titien comme cadeau de mariage par

l’un des membres du Conseil des Dix de Venise, Nicolò Aurelio,

à l’occasion de son union avec Laura Bagarotto. La toile fut

longtemps connue sous le titre La fiancée et Vénus, ce qui

explique l’interprétation communément admise qui veut que la

jeune femme élégante tenant un vase soit l’incarnation du

bonheur terrestre et fugitif, tandis que la femme nue à la torche

symboliserait l’éternel bonheur céleste. Cette interprétation

quelque peu théorique est contredite par le fait que la Fiancée

est vêtue de la traditionnelle robe de mariée vénitienne en satin

et que le vase qu’elle tient à la main peut être vu davantage

comme un panier, qui n’est pas ici un symbole abstrait, mais un

accessoire habituel des cérémonies de mariage servant à réunir

les présents. La situation est d’autant plus complexe que, selon

l’interprétation d’Erwin Panofsky, la femme nue ne représente

pas Vénus, mais l’Idée néoplatonicienne de l’Amour, tandis que la

femme habillée incarne son pendant terrestre, l’Amour profane.[6]

Panofsky s’est d’ailleurs appuyé dans son analyse sur les œuvres

du philosophe néoplatonicien florentin Marsile Ficin, qui s’est

longuement étendu sur les rapports de la Vénus céleste et de la

Vénus terrestre.[7] Selon d’autres auteurs cependant, la femme

élégante ferait allusion à un contexte impliquant la prostitution,

qui semble bien éloigné de la destination originelle de l’œuvre,

c’est-à-dire la célébration des vœux du mariage.[8] L’analyse

féministe de Rona Goffen, qui va dans ce sens, ne prend pas cependant suffisamment en compte le fait que Panofsky considère les deux figures féminines comme les manifestations d’une Vénus gémellaire : l’Amour profane, la Vénus vêtue n’incarne pas l’amour physique, mais la fidélité et la dévotion conjugale dans sa dimension la plus pratique, tandis que l’autre figure représente l’amour divin, incandescent, éternel des Idées, c’est-à-dire les vertus d’une bonne épouse, telles qu’elles devaient être symbolisées dans une œuvre honorant les vœux conjugaux.

           

Dans ce contexte, il est important de souligner au sujet de Rozsda que l’artiste ne se maria jamais et que les historiens d’art n’en savent que très peu sur sa vie privée. Si nous examinons cependant attentivement l’une des finalités éventuelles du tableau du peintre hongrois, nous pouvons

interpréter ce dernier comme une représentation picturale de la dimension physique, spirituelle, psychique de l’amour. Rozsda, dans cette perspective, fait complètement disparaître les figures,

et réalise l’union de l’amour sacré et de l’amour profane, le mariage de l’Idée et de la matière à travers la matière même de la peinture, ce qui prend une signification particulière dans le contexte culturel de la peinture abstraite. Premièrement par ce que l’abstraction avait pour but d’en finir avec la tradition de la représentation académique, servile, du réel. Deuxièmement par ce que les surréalistes, à la suite de Dada, se rebellèrent eux-aussi contre cette même tradition, mais la voie qu’ils choisirent ne fut pas celle de la sublimation et du surmoi, mais plutôt celle de la matière et du temps. Nous pouvons cependant constater que L’Amour de Rozsda est impossible à appréhender du point de vue de la figuration classique et de la narration traditionnelle. On ne peut tout du

moins en aucun cas le considérer comme « normal » ou banal : il est surréel, il se distingue justement par son absence de normalité, par son étrangeté, son altérité, par le libre foisonnement des formes et des motifs.

L’amour fou

 

L’amour fou, livre d’inspiration autobiographique de Breton, est

paru en 1937, et il est fort probable que Rozsda le découvrit au

cours des années de son séjour parisien, alors qu’il partageait

son atelier avec l’artiste Lajos Barta. Si tel n’était pas le cas, il

en entendit certainement parler au sein du « cercle surréaliste »

de Budapest, car les travaux de Breton avaient une grande

importance pour les théoriciens de l’École Européenne. Les

sources indiquent qu’au cours de son premier séjour parisien,

Rozsda fit connaissance avec Françoise Gilot, Giacometti,

Anton Prinner, mais il ne rencontra probablement André Breton

que plus tard, car ce dernier fut mobilisé en 1938 et émigra

aux Etats-Unis après la signature de l’armistice par la France en

1941. Il avait cependant terminé au préalable, avec L’amour fou

paru à la suite des Vases communicants et de Nadja, un cycle

consacré à l’amour, conçu comme une trilogie.[9] Jusqu’à la fin

de sa vie, Breton considéra cette trilogie comme la meilleure

partie de son œuvre, ce n’est donc certainement pas par hasard

qu’il choisit d’inclure un autre tableau de Rozsda ayant trait à

l’amour dans la seconde édition du Surréalisme et la peinture,

parue en 1965. L’œuvre en question illustrait également le texte

« amoureux » que Breton consacra à Rozsda en 1957, qui fut

lui aussi ajouté à cette réédition.

           

Il est important de mentionner ici au sujet de Breton que celui-ci

n’était pas seulement poète, rédacteur en chef, collectionneur et

promoteur du surréalisme, mais qu’il était également un psychiatre

et psychanalyste de profession qui, à la suite de Freud (ou plutôt

parallèlement à ce dernier) s’est intensément penché sur la « théorie de l’amour », pour laquelle le Maître lui-même ne trouva pas d’hypothèse satisfaisante. Selon l’interprétation de Breton, l’amour constitue à la fois une forme de folie et une métaphore de la découverte de soi par la psychanalyse : la recherche de l’objet du désir accompagnée de la compréhension de ce désir. L’expression « l’amour fou » convoque aussi par conséquent l’idée de l’amour, de l’admiration de la folie. Ce qui procède en partie de l’attirance du surréalisme vis-à-vis de l’irrationnel et de la singularité s’accompagne en même temps d’une attirance contradictoire envers la cognition et la science, d’un désir de possession intellectuelle. La théorie de l’amour constituait aussi pour Breton une théorie de la beauté, l’amour comme la beauté ayant pour vocation de faire basculer l’homme dans un état particulier, que Breton compare à une crise d’épilepsie. C’est de là que vient l’adjectif « convulsif » utilisé par Breton, difficilement traduisible en hongrois (au mieux avec un équivalent du terme « bouleversant ») : sous l’effet de cette convulsion, la conscience perd le contrôle qu’elle exerce sur le corps – le corps, sous l’emprise d’une crise qui rappelle l’hystérie ou l’épilepsie, est traversé de convulsions et de tremblements irrépressibles.[10] Selon l’analyse d’Hal Foster, cette conception de la beauté est liée à la notion freudienne de l’Inquiétante étrangeté, ce mystérieux malaise qui nous arrache soudain au monde qui nous semblait jusqu’alors ordinaire.[11] Cette inquiétante étrangeté émergerait de surcroît des traumatismes refoulés, familiers, bien trop familiers refaisant surface sous une autre forme. Toujours selon Foster, la motivation principale des surréalistes était de faire naître une beauté convulsive susceptible d’extraire le spectateur de son univers quotidien, dominé par la rationalité objective, de l’arracher du carcan des représentations habituelles de son environnement, et de charmer l’individu à l’aide d’images et d’association d’idées inattendus – un but qui n’était certainement pas éloigné des intentions de Rozsda.

Plein vol (1946)

Composition (1947)

Musée Kiscelli, Budapest

Il n’est pas non plus impossible que Rozsda ait découvert

L’amour fou lors d’une réunion du soir, une « université libre » de

l’École Européenne, soit en lisant l’original, soit par l’intermédiaire

d’Imre Pán ou d’Árpád Mezei. Il est également certain que Mezei

était alors absorbé par un amour encore plus fou, auquel Breton

succomba aussi en marge de ses rendez-vous quotidiens et de la

promotion de la révolution surréaliste : le monde horrifique et d’un

naturalisme mordant de Lautréamont. C’est en effet à cette époque,

dans le Budapest des années 1940, que Mezei travailla avec

Marcel Jean à son ouvrage consacré aux Chants de Maldoror,

dont l’auteur, le comte de Lautréamont, n’est autre que l’un des

principaux inspirateurs de Breton et des surréalistes, à qui l’on

doit la célèbre phrase : « Il est beau [...] comme la rencontre

fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et

d'un parapluie ».[12] Les chants de Maldoror n’est cependant

pas un texte aussi léger et amusant que ce que suggère cette

citation. On s’en rend vite compte si l’on examine le contexte

de ce passage, tiré du sixième chant, auquel Jean et Mezei

ont consacré une grande partie de leur ouvrage: « Il est beau

comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces; ou encore,

comme l'incertitude des mouvements musculaires dans les plaies

des parties molles de la région cervicale postérieure; ou plutôt,

comme ce piège à rats perpétuel, toujours retendu par l'animal pris, qui peut prendre seul des rongeurs indéfiniment, et fonctionner même caché sous la paille; et surtout, comme la 

rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie! »[13]

           

Selon l’interprétation de Mezei et Jean, Maldoror n’est autre que l’alter ego de Lautréamont (alias Isidore Ducasse), qui, dans le labyrinthe surréel et sombre de son subconscient était à la fois Thésée et le Minotaure. Il est à souligner que la métaphore du labyrinthe et la figure du Minotaure, si chers aux surréalistes et aux surréalistes hongrois en particulier, prennent leur origine chez Ducasse, qui en fit une allégorie des pulsions inconscientes. Selon Mezei, la « base énergétique » de la personnalité, c’est à dire la clé de la créativité réside justement dans cette partie du subconscient

où règne l’homme-animal, la part bestiale, instinctive du Minotaure qu’il est possible de rappeler à la surface avec des procédés spéciaux, tels que ceux préconisés par Breton, comme l’écriture automatique et d’autres exercices basés sur l’irrationnel.

Danse macabre (1946-47)

L’amour en temps de guerre

 

« Le minotaure est parmi nous. Deux guerres mondiales nous

apportent la preuve de sa monstrueuse présence. Ni Thésée,

ni saint Georges, ni l’hellénisme, ni le christianisme n’ont pu

en venir à bout : il s’est libéré des terribles attaches qui le

retenaient prisonnier. » - écrivit Imre Pán dans son ouvrage

Introduction à l’Europe, conçu comme le credo intellectuel de

l’École Européenne.[14] Nous savons aussi qu’après 1945,

les membres de l’École Européenne ont fait tout leur possible

pour rencontrer André Breton et attirer l’attention du pape du

surréalisme. La rencontre eut finalement lieu en 1947 grâce à

l’aide de Marcel Jean, qui présenta Breton à Béla Bán et

Endre Bálint, qui séjournaient alors à Paris. Breton montra de

l’intérêt pour ces Hongrois qu’il ne connaissait pas jusqu’alors

et invita Bálint et Bán à participer à l’exposition internationale

du surréalisme en 1947.[15]

           

Selon la légende, le groupe de l’École Européenne, constitué

quasi-intégralement d’artistes, est né dans l’appartement

budapestois d’Endre Rozsda. Leurs expositions furent présentées

pour la plupart dans le magasin de matériel pour artistes géré

par Imre Pán. En plus des « surréalistes » hongrois, les visiteurs

de la boutique, située au n° 11 de l’avenue Üllői à Budapest,

eurent l’occasion d’y découvrir les œuvres de Corneille, Doucet,

Klee, Arp, Kandinsky, Matisse et Miró. Il n’est peut-être exagéré

de dire que l’École Européenne fut fondée par les amoureux de

l’art moderne et du surréalisme durant la courte période

d’apaisement qui suivit le traumatisme de la Seconde Guerre

Mondiale. De plus, Mezei et Pán ne se contentèrent pas d’organiser une exposition presque

chaque mois : ils fondèrent et animèrent également les revues Európai Iskola Könyvtára et Index Röpirat és Vitairat. La première de ces revues publiait généralement des textes ambitieux, dus notamment à Paul Éluard, Guillaume Apollinaire et André Breton, tandis que la seconde comprenait des articles et des essais plus courts, écrits pour la plupart par des membres de l’École Européenne. Imre Pán publia ainsi une Introduction à l’Europe, Mezei un article consacré au mode de vie paysan en Europe, tandis que Dezső Korniss fit paraître un texte aux ambitions philosophiques,

Les Illuminations. [16]

Mes premiers pas en enfer (1947)

Il n’est peut-être pas exagéré d’affirmer que Rozsda découvrit le

surréalisme français avant tout par l’intermédiaire de Mezei et

Pán, qui s’efforcèrent tous deux d’inscrire le mouvement dans un

cadre philosophique, anthropologique et mythologique de la plus

grande ampleur. Mezei fit appel au mythe du Minotaure, qui

jouait déjà un rôle essentiel dans son analyse de Maldoror, pour

résumer ainsi l’humanisme des surréalistes : « pour le surréalisme

le paradigme de l’existence est le bâtard, l’homme-animal,

l’animal-homme ».[17] C’est dans le même esprit que Pán écrivit :

« notre révolution psychologique, qui se transforme petit à petit en

révolution théologique, indique que l’homme européen est à la

recherche d’une nouvelle synthèse intérieure, de même que

l’Europe entière cherche la voie de cette synthèse. »[18] Tandis

qu’Imre Pán s’est avant tout distingué dans l’histoire culturelle

hongroise comme rédacteur en chef et galériste, Mezei

s’intéressa plus particulièrement à la psychologie. Bien qu’il ne

put obtenir son diplôme au terme de ses études, le docteur László

Levendel lui offrit plus tard l’opportunité de travailler en tant que

psychologue à l’Institut national de pulmonologie Korányi. Les

deux hommes écrivirent également ensemble deux ouvrages de

psychologie.[19] Cette approche du surréalisme, portée sur la

psychologie et la théologie, fut encore enrichie par le savoir

philosophique de Mezei, qui se manifeste clairement dans

l’introduction qu’il écrivit pour l’exposition de l’École Européenne

présentant les œuvres de Rozsda et Lajos Barta. Ce court texte d’une page ne se base pas sur la peinture surréaliste, ni sur la psychologie, mais consiste en un résumé philosophique fort concis d’Hegel et de la dialectique, que Mezei n’hésite pas à larder de citations de Schelling et Marx. La conclusion reste cependant que la synthèse des points de vue objectif et subjectif ne peut se faire qu’au travers de la subjectivité, de la façon même dont Barta et Rozsda procèdent dans le domaine de l’art plastique. Une question demeure : à quoi pensait exactement Mezei et comment la synthèse dialectique hégélienne apparaît-elle dans la structure des œuvres de Barta et Rozsda, qui travaillaient alors dans le même atelier?

L’amour abstrait

 

Si l’on se place du point de vue d’Amour sacré, Amour profane,

né dans un cadre culturel, idéologique particulier, comment

peut-on définir l’univers formel et visuel de Rozsda à cette 

époque? Selon les études menées sur le sujet, l’art de Rozsda se

détache du post-cubisme du début des années 1940 et prend lors

de son séjour parisien une nouvelle direction, que les historiens

d’art Krisztina Passuth et József Készman rattachent tous deux à 

Max Ernst.[20]

 

Il est cependant plus difficile de définir une influence stylistique

concrète ou de faire un rapprochement plus poussé entre les

univers visuels de Rozsda et Ernst : peut-être le caractère

méticuleux de la structure de ses frottages se retrouve-t-elle chez

Rozsda, mais les puissantes associations évoquant des éléments

de paysage sont totalement absentes chez le peintre hongrois.

Ainsi, plus encore que l’influence éventuelle de Pablo Picasso,

évoquée en rapport avec Max Ernst ou au sujet du post-cubisme,

il semble que la culture visuelle hongroise que le jeune Rozsda,

à l’aise dans de nombreux styles différents, a faite sienne au

travers de l’enseignement de son maître le peintre

Vilmos Aba-Novák, constitue un domaine de recherche des plus

riches et des plus prometteurs. Ceci semble confirmé par le fait

que Rozsda a affirmé dans les années 1990 que les artistes

hongrois qui réalisèrent quelque chose de vraiment exceptionnel sont ceux qui, comme

Ladislas de Paál (László Paál) et József Rippl-Rónai, bénéficièrent de l’influence de Paris.

Pénombre (1942)

Ainsi, si nous examinons l’univers formel et les méthodes de composition de Rozsda sous l’angle du style, nous en retrouverons la source dans l’effervescence visuelle du post-impressionnisme et non dans le cubisme ou dans la dimension graphique, linéaire de l’Art Nouveau. On peut citer par exemple le pointillisme de Seurat ou de Rippl-Rónai ou sa version plus tardive, postavantgardiste, telle qu’elle se manifeste chez Matisse ou le peintre hongrois Vaszary, que Rozsda connaissait bien dès les années 1930, alors qu’il suivait les cours de L’Ecole Libre d’Art à Budapest (Belvárosi Képzőművészeti Szabadiskola). Pourtant, « naturellement » si l’on peut dire, l’artiste ne fit pas mention de ces derniers, ce qui peut aisément s’expliquer par son horreur des influences. Cette horreur explique aussi le fait que Rozsda choisit un compositeur, et non un peintre, pour maître spirituel. Selon ses souvenirs, c’est en compagnie d’Imre Ámos et Margit Anna qu’il découvrit Béla Bartók jouant au piano. Les œuvres du compositeur, son jeu extraodinaire chamboulèrent complètement la vision qu’il se faisait alors du monde et lui indiquèrent une voie menant vers l’ « intérieur », vers la profondeur de la psyché humaine, des sentiments humains, vers un art perçu comme l’extériorisation d’un monde intérieur. Pour Rozsda, la subjectivité signifie cependant plus que la représentation des sentiments, son but étant de saisir par des moyens picturaux la conscience humaine, la manière dont l’homme crée son propre univers. Ainsi, l’autre principe directeur de la peinture de Rozsda devint, au lieu de la représentation habituelle de l’espace perspectif, la représentation du temps: un temps disparu et inconcevable.

           

C’est vers cette direction, celle du temps et de l’espace surréaliste

que s’oriente la « technique » picturale de Rozsda, la structure

non-figurative de ses œuvres et le choix de faire pivoter le tableau

durant son exécution, méthode qui annihile en partie l’illusion de

la profondeur, tout en la conservant dans certains détails, de

manière fragmentaire. Au sujet de ce recours au « pivotement »,

Rozsda se réfère à Kandinsky et à la légende du premier tableau

abstrait, de l’abstraction née d’un tableau figuratif retourné contre

le mur. Ce pivotement est cependant loin d’être anecdotique.

Ce n’est autre qu’une désorientation, la technologie d’un regard

nouveau, une négation des dimensions de la réalité et, en même

temps une sorte de jeu avec ces différentes dimensions, car l’esprit

cherche toujours à déterminer l’orientation véritable, le haut et le

bas, la gauche et la droite. Ainsi, avec ce simple « pivotement »,

il est possible de modéliser le fonctionnement de l’esprit, ce qui,

comme les sentiments et les instincts, nous oriente vers un contexte

psychologique et psychoanalytique. Et si nous faisons abstraction

des titres souvent comiques ou oniriques choisis par l’artiste, il est

possible de prendre en compte un autre aspect de l’histoire des

idées allant en ce sens. Il est en effet particulièrement opérant

d’appréhender les compositions sans titre de 1946 du point de

vue du « bioromantisme » d’Ernő Kállai et de son ouvrage intitulé

A természet rejtett arca (La face cachée de la nature), même si

Rozsda ne se joignit pas aux membres du Groupe des artistes

abstraits, dont Kállai fut le théoricien.[21] C’est en effet le bioromantisme de Kállai qui se rapproche le plus de la culture visuelle de Rozsda, des formes et motifs cristallins, cellulaires, biologiques que l’on peut découvrir dans les œuvres que le peintre réalisa dans la seconde moitié des années 1940.

           

Au-delà de ces aspects formels, Kállai peut être rapproché de Rozsda de par son intérêt pour les formes vitales et organiques, car son bioromantisme est également un « psychoromantisme ». En effet, Kállai ne s’est pas penché uniquement sur la nouvelle biologie de l’époque (Neue Biologie), mais aussi sur la nouvelle psychologie développée à cette période, qui s’était donné pour but l’exploration des couches les plus profondes de la conscience. Ainsi qu’il l’écrivit dans La face cachée de la nature : « Aux portes de ce monde des découvertes qui mis au jour l’unité organique, dialectique du corps et de l’esprit, l’âme se manifeste de nouveau à nous comme une efficience primitive, originelle, à la force créatrice inconsciente. […] Même les aspects les plus réels, les plus pratiques de notre vie quotidienne sont traversés par les courants incontrôlables, irrationnels, inconcevables pour l’esprit, de l’inconscient. »[22] Cette « efficience primitive » étant proche de la « base énergétique » de Mezei, nous pouvons constater qu’il n’est pas toujours judicieux de séparer de manière trop tranchée les tendances figuratives et non-figuratives du Surréalisme.

De ce point de vue, il est à méditer que, dans L’Amour fou, Breton découvrit l’idéal de beauté surréaliste, la beauté convulsive, incontrôlable, inconcevable, dans d’immenses formations de cristaux, ces minéraux sont à la fois réguliers et irréguliers, vivants et sans vie, rationnels et irrationnels. Son livre est d’ailleurs illustré de nombreuses photographies de cristaux, qui furent réalisées en partie par Brassaï. Pour finir, il faut bien admettre que le fait que Breton ait comparé un conglomérat de cristaux vu dans une grotte aux cheveux de Vénus ne manque pas de nous stupéfier.[23]

Composition surréaliste (1947)

Promenade d'Élisabeth (1946)

Si nous retournons un instant à la réalité budapestoise et si nous

nous penchons de nouveau sur le riche éventail de motifs qui

fait toute la complexité de L’Amour de Rozsda, nous pouvons

voir que ces indices nous mènent encore une fois à Kállai.

En effet, si nous datons Amour sacré, Amour profane à 1947,

conformément au petit catalogue de l’exposition de 1948 et

non à 1944-45, force est de constater que l’œuvre est

exactement contemporaine de l’exposition Új Világkép

(Nouvelle vision du monde) que Kállai conçut et réalisa cette

année-là. De plus, l’idée de cette exposition, basée d’une part

sur la nouvelle biologie et la nouvelle psychologie des années

1920 et d’autre part sur la compréhension que Kállai avait des

arts plastiques et de la culture visuelle à l’époque, était déjà

présente à l’esprit du critique et théoricien dans les années 1930.

Bien qu’il soit quelque peu hasardeux de rechercher dans des

indices visuels l’empreinte d’une histoire des idées, il est

indéniable que l’attirance pour le « bioromantisme » tel que

défini par Kállai est bien présent dans les œuvres que Kandinsky,

Arp, Miró et Tanguy réalisèrent dans les années 1930.

Cette attirance trouve d’ailleurs son pendant dans une certaine

orientation biologique de la photographie de cette période, qu’illustre par exemple l’immense succès des photographies de végétaux de Karl Blossfeldt.[24] Si nous faisons abstraction du titre des œuvres réalisées par Rozsda en 1947, nous pouvons constater que l’effet visuel du Face-á-main de ma grand-mère et de La promenade d’Elisabeth repose de façon similaire sur une microstructure. Dans le tableau intitulé La tour, nous pouvons même reconnaître la réminiscence d’une plante qui n’est pas sans rappeller la prêle. Et c’est également cet éloge du microcosme que suggèrent certains titres de cette époque comme Remous, Bouillonnement, Éruption ou Renaissance.

 

La Tour, comme L’Amour, est une œuvre mystérieuse, car une fois encore le titre est riche de sous-entendus culturels et semble faire allusion à la plus célèbre tour de l’histoire, la tour de Babel. De plus, nous savons que plus tard, dans les années 1950, Rozsda fit la connaissance de Borges et qu’il fut même question que l’artiste hongrois illustre l’un des ouvrages de l’auteur. C’est probablement dans ce contexte que La bibliothèque de Babel inspira à Rozsda son tableau La tour de Babel. La Tour qu’il peignit en 1947 est cependant, plus qu’une architecture réelle, une architecture de la psyché, riche d’associations à caractère phallique, visuellement mises en valeur par le peintre. À côté de la tour centrale, qui semble avoir à la fois une tête et un gland, d’autres tours plus petites naissent d’un sol dont la composition semble difficile à déterminer. Ces petites tours rappellent à la fois de gros poils drus et des doigts aux ongles noirs, sur le point de saisir le phallus ou simplement en adoration devant lui.

Danse des lutins (1947)

L’amour profane

 

Dans les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale,

parallèlement au culte de la force créatrice, de l’invention et de

la créativité artistique qui caractérisa toute l’œuvre de Rozsda,

un autre visage du réel et du surréel fit son apparition dans

l’œuvre du peintre. En d’autres termes, on peut dire que le thème

de la danse macabre, c’est-à-dire le Minotaure dans toute son

horreur physique, surgit de la psyché de l’artiste aux côtés du

thème de la joie de vivre. De ce point de vue, la Danse macabre

ou Le vol ne sont pas les seules œuvres qui semblent assombries,

marquées par la guerre : les images de la destruction et de la

ruine envahissent même l’univers visuel du tableau résolument

comique intitulé Le face-á-main de ma grand-mère, qui ne se

concentre pas tant sur le face-á-main en question que sur la

masse amorphe, porteuse d’associations cellulaires, de la

grand-mère et sur le riche camaïeu de bleus et de verts qui

caractérise l’œuvre.

La palette de formes et de couleurs qui anime La danse macabre,

qui n’écarte pas complètement la figuration, est d’une richesse

exceptionnelle. Bien qu’on y voie apparaître notamment des

crânes et des squelettes humains, les figures habituelles de la

danse macabre ne s’articulent cependant pas de manière à

mettre en œuvre une véritable narration. Elles se perdent en

effet dans une accumulation foisonnante de motifs et de gestes

picturaux suscitant des associations organiques. Ainsi, la danse

macabre s’apparente également à une danse de la vie, de cette

vie nouvelle qui naît de la désolation, de la ruine et de la pourriture.

Plein vol, que l’on peut considérer comme le pendant de la Danse macabre, se caractérise par une structure picturale tout aussi complexe, mais cette fois les figures et les fragments identifiables de la réalité objective sont totalement absents. Ce genre de peintures sombres, à la structure biomorphique, ne se retrouve peut-être au sein de l’univers formel de l’École Européenne que chez Lajos Vajda, pour qui Mezei, Pán et Kállai avaient tous trois beaucoup de considération. Les œuvres qu’il laissa après sa mort étaient conservées par sa veuve Júlia Vajda, que Rozsda connaissait personnellement.

À cette époque, Ernő Kállai voyait dans les œuvres de Vajda,

qui alla plus loin que tous ses contemporains hongrois dans

l’exploration de la part d’ombre de la psyché, une dimension

proprement infernale et apocalyptique, Imre Pán organisa

quant à lui deux expositions consacrées à l’artiste mort en 1941.

Bien que les monstres et les oiseaux mythiques de Vajda hantent

peut-être Le plein vol de Rozsda, ils s’inscrivent de manière

quasi-organique dans la structure picturale « pointilliste » du

tableau, et ne parviennent pas non plus à dominer pas

La danse macabre, qui est pourtant l’une des œuvres les plus

sombres de l’artiste. Il est significatif de constater que, par

l’ascendant d’Árpád Mezei et Imre Pán, peut-être en raison de

leurs inclinaisons professionnelles et de leurs fréquentations

(de nombreux collectionneurs des artistes de l’École Européenne

étaient médecins), le côté le plus sombre, inquiétant,

« pathologique » du surréalisme est particulièrement présent à

cette période dans les œuvres d’une partie des représentants de

L’École Européenne. Il est révélateur que Mezei et Pán ne traduisirent pas Nadja de Breton, mais son texte sur le Marquis de Sade, et qu’ils lisaient volontiers le terrible Maldoror, qui traite moins de l’amour céleste que de l’amour profane.

           

Bien qu’il semble qu’ils n’eurent pas connaissance des travaux de Georges Bataille, l’une des figures les plus sombres de cette période, il serait intéressant de considérer au sujet de Lajos Vajda et Rozsda certaines pensées de Bataille, dont Rosalind Krauss et Yves-Alain Bois examinèrent les implications dans le domaine des arts plastiques.[25] En effet, le duo franco-américain d’historiens d’art décela en se basant sur les textes de Bataille un certain culte de l’ « informe » et de la déformation dans l’art non-figuratif, de Picasso et Ernst à Cindy Sherman et Eva Hesse, en passant par Jackson Pollock et Robert Rauschenberg. Bataille fut bien sûr excommunié très tôt par Breton, le pape du surréalisme, en raison de ses associations d’idées hétérodoxes, perverses, morbides, qui ne traitaient pas tant de l’esprit que des besoins et des fonctions biologiques du corps.[26] Bataille recherchait pourtant dans le monde tant l’amour véritable, au travers des manifestations du désir érotique, que la sainteté véritable, le divin, l’éternel, qu’il pensait atteindre en dépassant, en transgressant les formes et les limites biologiques et culturelles existantes.

           

Dans cette perspective, l’informe ne se perçoit comme tel que si on l’observe du point de vue de la rationnalité et du formalisme. Bataille, puis Krauss soulignèrent que l’ « informe » constitue la véritable « forme », le chaos, le « désordre », l’entropie qui donne sa forme à la réalité et à la nature. C’est peut-être cette approche qui nous apportera la clé de la peinture d’Endre Rozsda. Comme l’indique Krauss, les figures ne peuvent se détacher que sur un fond, mais les figures ont tendance en retour à définir trop fortement ce fond, alors que ce qui n’est pas figure ne peut pas forcément être considéré comme fond. Par conséquent, si nous ne voyons rien dans la peinture de Rozsda, cela ne signifie pas qu’il n’a rien à voir ou que Rozsda a peint le néant à la place de quelque chose (c’est-à- dire un amoncèlement chaotique de formes), mais qu’il peignit quelque chose que nous ne pouvons pas nommer. À ce propos, Jacques Lacan parlait de « réel ».[27] Car le réel véritable, que nous ne pouvons concevoir ni par le biais des mots, ni par celui du monde de la représentation visuelle, pour lequel ne nous ne disposons ni de paroles, ni d’images adéquates, peut être saisi de manière instinctive et viscérale, transmis sur la toile au travers de son rythme convulsif, vibrant, mais qui semble pourtant atteindre à l’universel.

Oneiric Composition (cca1941)

Le Roi du vrai (1942)

 

 

[1] André Breton : Le surréalisme et la peinture, Gallimard, Paris, 1965.

[2] Rosalind Krauss : The Optical Unconscious, MIT Press, Boston, 1993. Krauss y reprend l’expression Optische Unbewusste, d’abord utilisée par Walter Benjamin, notamment dans son célèbre essai L'Œuvre d'art à l'époque  de sa reproductibilité technique, paru en 1936 : [ http://www.aura.c3.hu/walter_benjamin.html ] (consulté le 10 septembre 2013)

[3] Cette œuvre fut par ailleurs reproduite sous le titre Amour sacré dans la seconde édition du Surréalisme et la peinture de Breton, parue en 1965.

[4] Exposition rétrospective du peintre Endre Rozsda et du sculpteur Lajos Barta, Művész Galéria, Budapest, 29 février – 10 mars 1948.

[5] « Entretien d’Endre Rozsda avec David Rosenberg », in : Rozsda Endre, Rétrospective, sous la direction de David Rosenberg, Műcsarnok, 1998, p. 46.

[6] Erwin Panofsky : Problems in Titian. Mostly Iconographic, New York University Press, New York, 1969.

[7] Marsilio Ficino : Commentary on Plato’s Symposium on Love (1496), Spring, Dallas, 1985. Édition française: Marsile Ficin : Commentaire sur le Banquet de Platon, De l'amour, Les Belles Lettres, Paris, 2002.

[8] Rona Goffen : Titian’s Women, Yale University Press, New Haven, 1998.

[9] André Breton : Nadja, Gallimard, 1928 ; André Breton, Les vases communicants, Gallimard, Paris, 1932.

[10] Cette légendaire définition apparaît déjà dans Nadja, paru en 1928, dans lequel Breton tombe sous le charme d’une femme « folle », psychologiquement instable.

[11] Hal Foster : Compulsive Beauty, MIT Press, Boston, 1993.

[12] Marcel Jean – Árpád Mezei : Maldoror, Pavois, Paris, 1947. Plus tard, ils écrivirent ensemble un ouvrage traitant de la peinture surréaliste, compilant des articles plus anciens : Histoire de la peinture surréaliste, Seuil, Paris, 1959.

[13] Lautréamont : Les chants de Maldoror, 1869. Édition hongroise : Maldoror énekei, Lyra Mundi, Budapest, 1988, p. 83.

[14] Imre Pán : Bevezetés Európába (Introduction à l’Europe), Az Európai Iskola Könyvtára, Budapest, 1946, p. 30.

[15] Péter György – Gábor Pataki : Az Európai Iskola és az elvont művészek csoportja (L’École Européenne et le groupe des artistes abstraits), Corvina, Budapest, 1990.

[16] Paul Éluard: “La poésie française devant le monde”,  in Écrits de France, 1, 1946. Guillaume Apollinaire: “Les Jeunes: Picasso, peintre.” In: La Plume, 15 mai 1905. André Breton: “Marquis de Sade”, 1946.

[17] Árpád Mezei : « A szürrealizmus », In : Mikrokozmoszok és értelmezések (« Le surréalisme », in Microcosme et interprétations), Jelenkor, Pécs, 1993, p. 72.

[18] Imre Pán : Bevezetés Európába (Introduction à l’Europe), Az Európai Iskola Könyvtára, Budapest, 1946, p. 31.

[19] László Levendel – Árpád Mezei :  Személyiség és Tuberkolózis (Personnalité et tuberculose), Akadémiai, Budapest, 1965. László Levendel – Árpád Mezei : Az alkoholista beteg (Le malade alcoolique). Akadémiai, Budapest, 1972.

[20] Krisztina Passuth : « Endre Rozsda : biographie de l’artiste jusqu’en 1957 », in Endre Rozsda, Rétrospective, sous la direction de David Rosenberg, Műcsarnok, 1998, p. 15-26. – József Készman: Endre Rozsda (1913-1999), Chemin vers la surréalité, in Françoise Gilot – Rozsda Endre, Várfok Galéria, Budapest, 2000, p. 36-39.

[21] Ernő Kállai : A természet rejtett arca (La face cachée de la nature), Misztótfalusi, Budapest, 1947.

[22] op. cit., p. 10.

[23] André Breton :  L’Amour fou, Gallimard, Paris, 1937, p. 11.

[24] Karl Blossfeldt : Urformen der Kunst,  Ernst Wasmuth, Berlin, 1928.

[25] Yves-Alain Bois – Rosalind Krauss : Formless. A Users Guide, MIT Press, Boston, 1996.

[26] Georges Bataille : L’érotisme, Les Éditions de Minuit, 1957. Édition hongroise: Az erotika, Nagyvilág, Budapest, 2001.

[27] Jacques Lacan : Les quatre concepts fondamenteaux de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1964.

Sándor Hornyik est né en 1972, il est diplômé des départements d’histoire de l’art et esthétique de l’Université Lóránd Eötvös (ELTE) en 1999. Il est chercheur à l’Institute de Recherches en Histoire de l’Art de l’Académie Hongroise de Sciences depuis 2000, sa thèse de doctorat analyse les relations entre l’art avant-garde et les sciences naturelles modernes. En reconnaissance de son activité au sein du domaine de l’histoire de l’art, il reçoit le prix Lajos Németh en 2010, en 2012 le prix AICA International. Récemment, il s’intéresse non seulement aux questions portant sur l’art avant-garde et néo-avant-garde, mais aussi aux théories du domaine de la culture visuelle. Il publie régulièrement des textes et critiques sur l’art contemporain, il est également actif en tant que commissaire d’exposition.

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