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PÉTER ESTERHÁZY : La joie de peindre

Festoyons, Endre Rozsda est né il y a 100 ans.

 

Je pourrais encore filer les mots : Rozsda le grand peintre européen, hongrois, français. Les attributs jouent bien leur rôle, il semblerait toutefois que l’identité en soi demeure ce qui importe le plus :  il y a 100 ans que Rozsda le grand peintre rozsda-rubigineux est né.

 

Qu’il s’agisse dans ce cas d’une signification moindre que la précédente n’est qu’apparence, ou plutôt inversement : nous sommes de ceux qui croient que dire qu’ être hongrois en l’occurence, sans réflexion, ni étude préalable, puisse nous en révéler autant. Nulle part la besogne ne  peut être contournée.

A la rigueur encore dans le cas de l’inauguration d’une exposition. J’énoncerai des phrases anciennes à propos du Rozsda toujours nouveau. J’évoquerai des souvenirs anciens, des paroles, des rencontres, des regards et des instants partagés – lesquels n’ont pas d’équivalents, lesquels appartiennent au passé, lesquels ne reviendront plus jamais.

 

C’est avec un cœur lourd que j’écris ces lignes, avais-je écris lors de sa mort. Il existe pourtant des circonstances qui semblent être objectives et compte tenu desquelles je pourrais aisément écrire le cœur léger à propos de cet homme que j’ai connu le 4 mai 1998. Pour mieux dire, nous avons échangé à peine quelques mots lors de l’ouverture de son exposition. Il était installé dans un siège, à l’instar d’un roi, il recevait ses sujets. Cependant, lorsque je me suis présenté à lui, il m’a parlé avec une cordialité tellement profonde, si calme, comme s’il m’avait bien connu, ou moi lui, ou comme si je fûs le roi.

Ces quelques instants inattendus et emportés, malgré tout, je les ai en somme oubliés par la suite ; le lendemain les a balayé, c’est alors que mon père est mort.

Nous nous sommes revus un an plus tard, dans un restaurant côté Buda. La soirée filait si vite en cette petite compagnie. Nous conversions et nous étions ainsi que je l’avais imaginé, lui, à partir de ses tableaux. En dépit du fait que ces tableaux ne pouvaient pas – évidemment – s’exprimer par ma voix et ne disaient pas spontanément la même chose, j’avais le sentiment en revanche qu’ils parlaient de la même chose justement, d’une voix qui m’était familière. Jeune, j’imaginais (je rêvais) mes soirées se dérouler ainsi : assis dans un restaurant avec mes amis, nous parlons, bavardons ; nous formons une entité détendue mais unie, nous ne sommes pas seuls.

Là, le 26 avril 1999 entre 8 et 11 heures du soir dans la rue Fő, un de mes rêves s’était réalisé. Quelle ville, marmonnais-je ensuite sur le chemin du retour.

Je prévoyais passer encore beaucoup de temps en sa compagnie. D’où le cœur lourd. D’avoir irresponsablement laissé le temps s’échapper au lieu d’avoir aussitôt et égoïstement entamé notre amitié.

L’homme amoureux, avais-je écris de lui. L’homme amoureux avec le cœur lourd et léger.

La symmetrie est rompue (1969)

 

Je l’aimais car la façon dont il parlait de l’art approchait ma perception, et pour pouvoir vous évoquer cela plus précisément, je dois mettre les phrases d’un texte ancien au passé. J’ai toujours su  à quel point beaucoup de choses dépendaient d’une conjugaison et que derrière chaque signe, terminaison ou autre élément grammatical se dessinaient des histoires personnelles. Il n’est pas possible de conjuguer impunément, comme ça, sans en subir les conséquences.

J’aimais donc la façon dont il parlait de l’art (« le tableau est un tableau, et pas seulement l’imitation de quelque chose extérieure au tableau »), la façon dont il contemplait le processus de création, ou le fait qu’il ne croyait pas en l’idée qu’une grande œuvre ne pouvait exister sans douleur, et donc la foi qu’il a dans la joie et la force. Avait, j’ai failli oublié une conjugaison. Il parlait des couleurs, des formes comme les gens de mon espèce des phrases : « Le tableau n’a pas encore décidé de ses couleurs. » Ou : « Ce bleu est un rien sur le tableau. Et pourtant, c’est ce qui le définit. » « Le tableau naît des instants du vide, tout comme la musique du silence. » « Je ne tire pas de conclusion, je constate, c’est tout. » « Je cherche, je fouille. » – Je comprends bien tout cela, mieux que bien. Si les propos suivants n’étaient pas si ambigus, je dirais même : J’emballerais volontiers mes livres dans ces toiles, ils s’y sentiraient bien.

Rozsda, pour ainsi dire, utilisait des notions qui m’étaient familières d’une façon qui m’était familière. Le temps par exemple, le système des temps, les temps conjointement présents ; passé, présent, futur, et même, passés, présents, futurs. Je note d’ailleurs entre paranthèses : « Donne [lui] / Des jours paisibles et sans peines / Pour les temps passés ou qui viennent ». Or je ne souhaiterais point politiser ici. La symétrie est rompue, lit-on à présent à côté de l’un des tableaux. Semblables sont mes préoccupations perpétuelles, savoir qu’il y a une symétrie, savoir qu’il y a une rupture. Continuons à contempler, Babylone, et justement à propos de la langue : c’est naturellement la tour de Babel qui vient s’élever devant nous (mais il se peut qu’elle ne soit pas si haute). Voilà, j’y arrive : ne serait-ce pas avec joie que l’on devrait accueillir ce chaos linguistique post-babélien, notre impuissance qui se manifeste éternellement face au dialogue – n’est-ce pas finalement le Seigneur lui-même qui a confondu notre langue ? Peut-être que l’homme monolingue se comprendrait même trop bien ; il semble en tout cas que cet homme veuille par nécessité bâtir une tour jusqu’au ciel, ce à quoi, pour une raison ou une autre, le Seigneur s’oppose. Or, voilà bien que l’on s’y obstine, sans relâche, à la construction de cette tour touchant le ciel. Ne serait-ce pas ainsi que les sciences naturelles ont agi lorqu’elles ont cru pouvoir tout savoir ? N’est-ce-pas la langue des mathématiques qui est la langue unifiée servant justement cette cause ? L’universalité des mathématiques est certes une chose remarquable : il n’y a pas un mathématicien fondamentaliste islamique qui soit capable de se brouiller avec un collègue catholique bigot à propos de deux fois deux font quatre. À la limite, ils se renverraient la question, dans quel système de numération étions-nous déjà, amen.

 

Amen et halte. Profession : Inaugureurdesexpositionsrozsda. Ce ne serait pas à mon encontre. J’arriverais alors au sommet de ma carrière. La joie de peindre, la phrase récurrente donc à propos de Rozsda. À se la rappeler.

 

Péter Esterházy (2013)

Péter Esterházy est né en 1950, il obtient son diplôme en mathématiques à l’Universté Eötvös Lóránd (ELTE) en 1974 ; il devient écrivain indépendant en 1978. Péter Esterházy rejoint la première ligne de la littérature contemporaine hongroise avec son œuvre Trois anges me surveillent (1979, édition française 1990), date depuis laquelle il est l’une des figures majeures de cette scène. Ses œuvres incluent nombreuses des caractéristiques de la prose post-moderne (technique de citations et d’allusion, auto-référence, phrases metalinguistiques, etc.). Il a publié une confession fictive sous le peudonyme Lili Csokonai qui a suscité un vif intérêt à la fin des années 1980. Ses œuvres sont traduites en de nombreuses langues, son ouvrage le plus lu est Harmonia Caelestis (2000, édition française 2001). Il est membre de l’Académie Littéraire et Artistique Széchenyi depuis 1993. Parmi les distinctions honorifiques lui ayant été décernées sont à souligner le Prix Attila József (1986), le Prix Kossuth (1996), le Prix Sándor Márai (2001), le grade de Commandeur de l’Ordre du Mérite Hongrois (2007), les grades de Chevalier (1992), Officier (1994), puis Commandeur (2003) de l’Ordre des Arts et des Lettres, le Prix National de l’Autriche (1999), il est l’Ambassadeur de la Culture Hongroise depuis  2008. (Source: Académie Numérique Littéraire P.I.M.)

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