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PÉTER ESTERHÁZY : L’homme amoureux

Il n’est pas donné à tout le monde d’avoir une légende : c’est pourtant
vrai pour Endre Rozsda. Le premier surréaliste hongrois. Le grand
inconnu de l’histoire d’art hongroise. L’ami de Breton, le meilleur
professeur hongrois de la compagne Picasso. Rozsda, dont la vie changea
de cours le jour où il vit la main de Bartók. Ecole Européenne, Max Ernst, Paris, notre parisien.

Ne sachons rien à son sujet – contentons-nous de regarder. C’est d’ailleurs peut-être ce qu’il faudrait toujours faire. Arracher l’objet de notre regard de ses connexions, faire comme si nous le voyions pour la première fois. Prenons l’innocence comme hypothèse de travail. Prenons pour objectif notre propre virginité.

 

On dirait en effet que Rozsda nous invite à cette démarche. Ses peintures paraissent suggérer qu’il n’existe pour lui que le carré de toile actuel, la toile en travail. Il n’y a pas d’espace, seule la surface existe. Il semble que Rozsda ne détient pas de savoir préalable au tableau, que c’est dans le tableau que tout prend naissance, de coup de pinceau en coup de pinceau. Les tableaux de Rozsda sont des métaphores de création.

 

Rozsda est kaléidoscopique : fait ce que fait tout artiste : démonte, décompose, puis reconstruit le monde. Les artistes sont tous des enfants, des enfants terribles, des enfants sages. Seulement, il est impossible de voir, de savoir qui est quoi à quel moment.

 

Tout comme la création elle-même, ces tableaux ne se révèlent que difficilement. Il faut les regarder longuement, silencieusement, s’y absorber. (Que ne faut-il pas, par ailleurs, traiter de la sorte…). Mais ces tableaux-ci parlent dès le premier regard. Il ne disent évidemment pas tous la même chose, mais on dirait qu’ils possèdent une structure mélodique commune.

 

Et ce qu’ils ont en commun – il se peut que je me trompe, et qu’une fois de plus, je sois le sujet unique et abusif de mes propos – ce qu’ils ont en commun est passablement anachronique, n’est pas conforme à leur époque : les tableaux de Rozsda semblent dire que le monde est beau. Il se peut que ce soit cela, le surréalisme. Le surréalisme est-il en fait une attitude éthique ? Soyons les contemporains de nous-mêmes : c’est là l’impératif de Rozsda. Et peut-être même que Dieu n’est pas mort. Doucement, tout de même : Rozsda est parfaitement conscient de l’époque et de l’endroit où il vit : donc, si Dieu existe, ce Dieu ne peut être que personnel, mon-dieu, ton-dieu ; comme le dit le titre d’un de ses tableaux plus anciens : Tu m’expliques ton Dieu. Rozsda n’explique pas, il regarde. Rozsda voit pour nous.

Regarder est une langue. La langue définit l’univers. Celui qui possède une langue, possède un univers. Et peut sortir de lui-même. Le tableau est l’univers. C’est-à-dire que le tableau est un tout. Qu’il n’existe rien en dehors. Même pas toi. Lorsque le tableau est prêt, le peintre cesse d’exister.

 

Ce que nous voyons continuellement, c’est ce Rozsda qui n’existe pas. (Je remarque entre parenthèse que l’homme et artiste qui se dessine à travers les interviews qu’il a donnés m’est extrêmement proche pour sa façon de parler de l’art (« le tableau est un tableau, et pas seulement l’imitation de quelque chose qui est hors du tableau »), par sa façon de considérer le processus de création ou par sa façon de croire à l’idée qu’il n’existe pas de grande œuvre sans douleur, par la foi qu’il a dans la joie et la force. Il parle de couleurs, formes comme mon espèce parle de phrases : « Le tableau n’a pas encore décidé de ses couleurs ». Ou : « Ce bleu-là, sur le tableau, est un petit rien. Et pourtant, ça a défini le tableau ». « Ce sont les moments de vide qui donnent la peinture comme le silence donne la musique ». « Je ne tire pas de conclusions, je constate, c’est tout ». « Je cherche, je fouille » - Je comprends parfaitement cela, je le comprends plus que parfaitement. Si je n’étais pas conscient de la mesure dans laquelle ma phrase peut être mal entendue, je dirais : J’emballerais bien mes livres dans ses toiles, ils s’y sentiraient très bien.)

 

Le maître nous fait découvrir un monde énigmatique, mystérieux, insondable, complexe, multiple, sinueux, ramifié, enchevêtré, un monde dramatique, bien sûr, en partie, mais – est-ce possible ? – jamais menaçant, jamais effrayant, jamais dégoûtant. Toujours aimable.

 

Endre Rozsda est un homme amoureux.

Károly Szalóky, Péter Esterházy et Endre Rozsda (1999)

Péter Esterházy est né en 1950, il obtient son diplôme en mathématiques à l’Universté Eötvös Lóránd (ELTE) en 1974 ; il devient écrivain indépendant en 1978. Péter Esterházy rejoint la première ligne de la littérature contemporaine hongroise avec son œuvre Trois anges me surveillent (1979, édition française 1990), date depuis laquelle il est l’une des figures majeures de cette scène. Ses œuvres incluent nombreuses des caractéristiques de la prose post-moderne (technique de citations et d’allusion, auto-référence, phrases metalinguistiques, etc.). Il a publié une confession fictive sous le peudonyme Lili Csokonai qui a suscité un vif intérêt à la fin des années 1980. Ses œuvres sont traduites en de nombreuses langues, son ouvrage le plus lu est Harmonia Caelestis (2000, édition française 2001). Il est membre de l’Académie Littéraire et Artistique Széchenyi depuis 1993. Parmi les distinctions honorifiques lui ayant été décernées sont à souligner le Prix Attila József (1986), le Prix Kossuth (1996), le Prix Sándor Márai (2001), le grade de Commandeur de l’Ordre du Mérite Hongrois (2007), les grades de Chevalier (1992), Officier (1994), puis Commandeur (2003) de l’Ordre des Arts et des Lettres, le Prix National de l’Autriche (1999), il est l’Ambassadeur de la Culture Hongroise depuis  2008. (Source: Académie Numérique Littéraire P.I.M.)

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